D’une très ancienne famille de Bretagne dont les origines remontaient au xve siècle, Noël-François-Henri Huchet, comte de La Bédoyère, fils aîné de Charles-Marie-Philippe Huchet de La Bédoyère (1751-1809) et de Judith-Félicité des Barres (1757-1817), fille du marquis des Barres, propriétaire du château de Raray (Oise), naquit à Paris le 21 novembre 1782.
Il épousa en 1809 Ambroisine-Louise d’Estampes (1789-1847), qui lui donnera deux garçons et trois filles. Attaché à la monarchie, il entra dès 1814 dans les Gardes du corps du Roi. Lors des Cent-Jours, il eut la douleur de voir son jeune frère, le général Charles de La Bédoyère (1786-1815), rallier son régiment à Napoléon, qu’il était chargé d’arrêter devant Grenoble, et être fusillé au retour de Louis XVIII. En 1823, Henri de La Bédoyère participa à l’expédition française en Espagne. Aux élections législatives de 1827, il tenta sa chance en politique : nommé président du collège électoral de Soissons, sa candidature échoua de peu aux élections du grand collège. En 1830, il accompagna le roi Charles X et sa famille jusqu’à Cherbourg, et reçut en récompense de sa fidélité la croix de Saint-Louis, avant d’être rayé des contrôles de l’armée, pour refus de serment. Il mourut en son hôtel parisien le 18 juin 1861, chevalier de la Légion d’honneur et de Saint-Ferdinand d’Espagne.
Ce colonel de cavalerie très cultivé avait donné des traductions estimées, de l’anglais de Samuel Johnson (Voyage dans les Hébrides ou îles occidentales d’Ecosse. Paris, Colnet, An XII [1804], in-8) et de Henry Fielding (Tom Jones, ou Histoire d’un enfant trouvé. Paris, Firmin Didot, 1833, 4 vol. in-8), ainsi que de l’allemand de Goethe (Werther. Paris, Colnet, 1804, in-12, puis Les Souffrances du jeune Werther. Paris, P. Didot l’Aîné, 1809, in-8). Il avait également publié son Journal d’un voyage en Savoie et dans le midi de la France en 1804 et 1805 (Paris, Giguet et Michaud, 1807, in-8), dont la seconde édition parut chez Crapelet en 1849.
A l’amour de la littérature, il avait joint l’amour des livres, et formé une des plus belles bibliothèques de la capitale, se rendant dans les grandes ventes qui eurent lieu en France et en Angleterre.
C'est ainsi que dès 1804, à la vente des livres de Jules-François de Cotte (1721-1810), ancien directeur de la Monnaie des médailles de France, il avait acheté pour 112 fr. l’édition originale, dans sa première reliure en maroquin rouge doublée de maroquin de même, de l’Histoire du vieux et du nouveau Testament (Paris, P. Le Petit, 1670, in-4), dite « Bible de Royaumont », qui passa dans la bibliothèque de Jacques-Charles Brunet en 1837, pour 200 fr., puis dans celle de Madame Gabriel Delessert (1806-1894), née Valentine de Laborde, en 1895, et dans celle d’Édouard Rahir (1862-1924), en 1937, avant d’être adjugée 23.009 € à la deuxième vente Berès du 28 octobre 2005.
En 1810, à la vente des livres du diplomate Antoine-Bernard Caillard (1737-1807), qui avait publié lui-même le catalogue de sa bibliothèque en 1805, tiré alors à 25 exemplaires et réimprimé après sa mort pour servir à la vente de ses livres, il avait fait d’importantes acquisitions, dont Les Aventures de Télémaque (Amsterdam, Wetstein, 1734, in-fol.), dans un maroquin bleu du Levant, et Les Héros de la Ligue (Paris, Peters, 1691, in-4), dans un maroquin de Derome.
En 1811, il avait été présent à la vente des livres de Firmin Didot (1764-1836), qui avait acheté en 1807 la bibliothèque du philosophe et académicien Jacques-André Naigeon (1738-1810), et qui la mettait en vente quatre ans plus tard, avec le reste de sa riche collection. Le comte de La Bédoyère y avait trouvé les Œuvres de Rabelais (Amsterdam, J.F. Bernard, 1741, 3 vol. in-4), les Œuvres de Molière (Paris, David l’aîné, 1739, 8 vol. in-12) et les Œuvres de Boileau (Paris, David et Durand, 1747, 5 vol. in-8), tous dans un maroquin rouge de Padeloup, ainsi que les Contes et Nouvelles en vers, par La Fontaine (Amsterdam [Paris], 1762, 2 vol. in-8), édition dite « des fermiers généraux » , dans un maroquin citron à compartiments de Derome, le plus bel exemplaire connu de ce livre.
La même année, c’est à la vente du comte Léon d’Ourches ( 1766-1843), de Nancy, que La Bédoyère avait acheté un magnifique exemplaire de l’Histoire du vieux et du nouveau Testament (Anvers [Amsterdam], P. Mortier, 1700, 2 vol. in-fol.), dite « Bible de Mortier », dans sa première reliure en maroquin, en grand papier, et dont la dernière planche, page 145 du tome II, était « avant la marque des clous » : cette planche ayant été cassée, on avait employé, pour la raccommoder, des clous dont les empreintes sur les tirages avaient donné des exemplaires « après les clous ». Il y avait acheté aussi le plus bel exemplaire qu’on puisse voir du Dictionnaire historique et critique, par Bayle (Rotterdam, Mich. Bohm, 1720, 4 vol. in-fol.), en grand papier, dans une reliure en maroquin violet de Derome.
De la vente des livres du général Bathelémy-Louis-Joseph Scherer (1747-1804), en 1813, provenaient les Œuvres de J.-J. Rousseau (Paris, Defer de Maisonneuve, 1793 et suivantes, 18 vol. in-fol.), un des quatre ou six exemplaires tirés dans le format in-folio, dans une reliure de Bozerian en maroquin rouge, et un superbe exemplaire de la première édition de l’Histoire naturelle générale et particulière, par Buffon(Paris, impr. royale, 1749 et suiv., 56 vol. in-4), dans une reliure en maroquin rouge de Bozerian aîné, le plus bel exemplaire qu’on puisse trouver.
En 1815, La Bédoyère avait été à la vente des livres du comte Justin de Mac-Carthy Reagh (1744-1811), où il avait pu acquérir, outre des exemplaires provenant du cabinet de Paul Girardot de Préfond, un magnifique exemplaire sur grand papier, dans une reliure en maroquin bleu, des Œuvres de Boileau (Amsterdam, Mortier, 1718, 2 vol. in-fol.), dont on ne connaissait que quatre exemplaires ; le Recueil des Caquets de l'accouchée (s.l., 1622, in-8), dans une reliure en maroquin bleu de Derome, composé des numéros 1, 2, 3, 4, 5, 7 et 8 des Caquets de l’accouchée, de la Réponse aux Caquets, n° 6, de l’Anti-Caquet et de sa réimpression sous le titre de Commentaire de César ; les Œuvres de Clément Marot (La Haye, Moetjens, 1700, 2 vol. in-12), dans une reliure en maroquin rouge de Derome ; les Anecdotes of painting in England, par Horace Walpole (Strawbery-Hill, Th. Farmer, 1762-63-71, 5 vol. in-4), superbe exemplaire dont on trouve difficilement les 5 volumes réunis, dans une reliure en maroquin rouge de Derome ; les Fables de La Fontaine (Paris, Desaint, 1755-1759, 4 vol. in-fol.), exemplaire en très grand papier de Hollande, dans une reliure en maroquin rouge de Derome ; les M.T. Ciceronis opera omnia (Lugd. Batav., ex offic. Elzev., 1642, 10 vol. in-12), magnifique exemplaire dans un maroquin rouge de Derome.
En 1817, il avait acheté une partie de la collection d’écrits sur la Révolution vendue par la veuve du député Louis Portiez (1765-1810), dit « de l’Oise ».
En 1823, à la vente du vicomte Charles-Gilbert Morel de Vindé (1759-1842), il avait acheté le superbe
manuscrit Preces piae, cum calendario, du xve siècle, sur vélin, orné de 183 miniatures, in-quarto dans un maroquin rouge de Purgold.
En 1825, à la vente d’un choix de manuscrits sur vélin, provenant de la bibliothèque du prince Mikhail Petrovich Galitzin (1764-v. 1835), à Moscou, La Bédoyère s’était offert deux précieux manuscrits : l’Adonis, par La Fontaine, exécuté par le calligraphe Nicolas Jarry en 1658 (in-fol. de 26 f., dans un maroquin rouge de Le Gascon), et les Poésies diverses, par La Fontaine, exécuté par Monchaussé vers 1745 et décoré par Marolles (2 vol. in-4, dans une reliure en maroquin bleu, venant du cabinet de Gaignat).
En 1827, à la vente des livres du marquis Hippolyte de Châteaugiron (1774-1848), La Bédoyère avait emporté un exemplaire en grand papier de l’Histoire des juifs (Bruxelles, Fricx, 1701-1703, 5 vol. in-8), dans une reliure ancienne en maroquin rouge qui pouvait être d’Anguerrand.
D’autres livres rares et précieux étaient entrés dans cette bibliothèque : Le Romant de la rose (Paris, Galliot du Pré, 1529, in-8), exemplaire du comte d’Hoym, dans un maroquin bleu doublé de maroquin citron ; M. T. Ciceronis opera (Paris, Coignard, 1740-1742, 9 vol. in-4), grand papier dans un maroquin rouge aux armes du chancelier d’Aguesseau ; un des douze exemplaires restant du De l’utilité de la flagellation dans la médecine et dans les plaisirs du mariage (Londres [Besançon], 1801, in-8) dans un maroquin citron ; L’Extrême-Onction de la marmite papale (1561, in-8), bel exemplaire d’un ouvrage très rare, dans un maroquin rouge de Derome.
Ex-libris de Henri de La Bédoyère "Ecartelé : aux 1 et 4, d'argent, à trois huchets de sable ; aux 2 et 3, d'azur à six billettes percées d'or, posées, 3, 2 et 1" |
Les reliures des Du Seuil, Padeloup, Derome, Bradel, ainsi que d’autres reliures anciennes anonymes, recouvrant toujours des ouvrages de choix, étaient nombreuses et très bien conservées. Les livres non rognés étaient aussi en très grand nombre. Le comte achetait souvent plusieurs exemplaires du même ouvrage moderne pour en former un sans défaut ; souvent illustré de dessins originaux et des plus belles suites de vignettes, le livre était alors livré au relieur, Bozerian, Simier, Thouvenin, Purgold ou Bauzonnet.
La Bédoyère avait probablement inventé « l’art de coiffer les livres », selon l'expression de Firmin Maillard, en les glissant dans un étui. Bibliomane et bibliotaphe, il ne prêtait jamais ses livres. Il était devenu membre de la Société des Bibliophiles françois le 16 mars 1829.
En 1837, pour une raison inconnue, Henri de La Bédoyère avait décidé de vendre les livres rares et précieux de sa bibliothèque : Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de M. le comte de La B*** (Paris, Silvestre, 1837, in-8, [6]-x-214-[2] p., 1.750 lots), dont 12 exemplaires furent tirés sur papier de Hollande. La vente s’était déroulée du mardi 4 au samedi 29 avril, en 23 vacations, chaque jour à 18 heures, chez Silvestre, rue des Bons-Enfants.
N° 84 : La Religion des mahométans La Haye, Vaillant, 1721, in-12, rel. Derome |
Elle avait provoqué l’émerveillement des bibliophiles et produit 108.753 francs.
Regrettant sa décision, il passa le reste de sa vie à retrouver les volumes qu’il avait vendus, et les paya parfois très cher. Ce fut le cas, en particulier, pour la « Bible de Mortier », les Preces piae, cum calendario, l’Histoire naturelle par Buffon, les Œuvres de Boileau, l’Adonis de Jarry, Le Voyage historique et pittoresque de l’Istrie et de la Dalmatie par Lavallée (Paris, 1802, 2 vol. in-fol., demi-rel. à coins de mar. bleu de Bauzonnet), exemplaire unique orné de 60 dessins originaux de Cassas, le Dictionnaire par Bayle. Mais il ne put les racheter tous, notamment son exemplaire des Contes, par La Fontaine, édition « des fermiers généraux », acheté 645 fr. en 1837 par le libraire Jacques-Charles Brunet (1780-1867).
Il établit une correspondance avec de nombreux libraires, voyagea pour augmenter ses collections, fréquenta assidûment les bouquinistes des quais, qui connaissaient bien son sac et son chien, terrier de Bedlington, et forma alors une seconde bibliothèque, dans son hôtel du 51 rue Saint-Dominique (VIIe arrondissement), voisin immédiat de l’hôtel Kinsky.
Dès 1839, La Bédoyère put acquérir plusieurs dizaines d’ouvrages à la vente du vicomte René-Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844), dont La Ville et la République de Venise (La Haye, Adr. Moetjens, 1685, in-12, v. olive de Simier), exemplaire de Charles Nodier, Engravings illustrative of Don Quichote (Londres, 1817, in-fol., 71 grav. , demi-rel. à coins de mar. de Thouvenin), les Fables de La Fontaine (Paris, Didot l’aîné, 1787, 6 vol. in-18, mar. bleu du Levant de Bozerian), Les Baisers par Dorat (La Haye, Paris, 1770, in-8, mar. r. de Bozerian), l’Histoire du grand Tamerlan (Amsterdam, Wolfgang, 1678, in-12, mar. olive de Thouvenin), Le Passe-Temps royal de Versailles (Cologne, P. Marteau, 1695, in-12, demi-rel. mar. r. de Simier).
En 1844, à la vente d’Alexandre Martineau de Soleinne (1784-1842), il récupéra la rare Tragédie sainte, par François Davesne (Paris, Boisset, 1651, in-12, rel. anc. mar. r.). La même année, à la vente de la bibliothèque de Charles Nodier (1780-1844), il acheta quatre ouvrages reliés en maroquin par François Koehler, ancien doreur de Thouvenin : Alaric, par Scudéry (La Haye, Jacob van Ellinckhuysen, 1685, in-12), Le Retour de Jacques II à Paris (Cologne, Pierre Marteau, 1696, in-12), le Journal amoureux de la cour de Vienne (Cologne, P. Marteau, 1689, in-12), et les Œuvres diverses d’un auteur de sept ans (S. l., s.d. [v. 1678], in-4), magnifique exemplaire d’un livre tiré à petit nombre et provenant de la bibliothèque du comte d’Ourches.
En 1847, à la vente de Pierre-Adolphe du Cambout, marquis de Coislin (1801-1873), qui avait fait relier ses livres en maroquin, avec ses armes sur les plats et le chiffre P.A.C. [Pierre-Adolphe Coislin] aux angles, La Bédoyère acheta les Contes et Nouvelles en vers, par La Fontaine (Amsterdam [Paris, Barbou], 1762, 2 vol. in-8, rel. mar. r. de Derome jeune), édition dite « des fermiers généraux », et L’Admirable Histoire du chevalier du Soleil, traduite de l’espagnol par François de Rosset (Paris, Guillemot et S. Thiboust, 1625-1643, 8 vol. in-8, rel. anc. mar. vert).
À celle du marquis Scipion du Roure, en 1848, il put acquérir l’Histoire de l’admirable Don Quixotte de la Manche (Suivant la copie imprimée à Paris, Claude Barbin, 1681, 4 vol. in-12), édition qui se joint à la collection des Elzevier, et le recueil de Poésies anciennes de Caron et son complément par Montaran (Paris, 1798-1806 et 1829-1830, 5 vol. in-8, mar. r. de Thouvenin). La même année, il fut à celle du comte Victor de Saint-Mauris où il se paya une douzaine d’ouvrages dont une Collection de 647 pièces gravées pour les Œuvres de madame de Staël, les Œuvres choisies de Dorat (Paris, Janet et Cotelle, 1827, in-8, demi-rel. à coins de mar. r. de Koehler), les Œuvres poétiques d’Alphonse de Lamartine (Paris, Jules Boquet, 1826, 2 vol. in-8, mar. grenat de Muller), Les Trois Mousquetaires, par Alexandre Dumas (Paris, Fellens et Dufour, 1846, in-8, demi-rel. à coins, mar. r., de Niedrée).
À cause des évènements qui suivirent la Révolution de février, la vente de la bibliothèque de Marie-Jacques De Bure, riche surtout en ouvrages bibliographiques reliés en veau fauve par Bradel, fut retardée en mars 1849. À la fin de l’année 1849, La Bédoyère se rendit à Gand, à la vente du rentier R. Brisart et s’offrit la Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands, par Le Brun (Paris, 1792, 3 vol. in-fol., 201 pl. grav., demi-rel. à coins).
À celle du magistrat Louis-Jean-Nicolas Monmerqué (1780-1860), en 1851, il acheta The Ancient English Romance of Havelok the Dane (Londres, W. Nicol, 1828, in-4, br.), tiré à 40 exemplaires pour le Roxburghe club, avec un envoi du comte Spencer.
À celle de Jean-Jacques De Bure, en 1853, il emporta Atala, René, par Chateaubriand (Paris, Le Normand, 1805, in-12, mar. bleu de Bozerian). L’année suivante, il fut à la vente des livres d’Antoine-Augustin Renouard au cours de laquelle il se rendit acquéreur de nombreux ouvrages et, en particulier, des 120 dessins de Marillier pour le Cabinet des fées, des 85 dessins du même pour les Voyages imaginaires, des 32 dessins du même pour les Œuvres de Le Sage et des 77 dessins du même pour les Œuvres de l’abbé Prévost.
En 1857, la vente du comte Adolphe-Narcisse Thibaudeau (1795-1856), secrétaire de la Société du chemin de fer de Rouen, ancien rédacteur du National, lui donna l’occasion d’acheter l’exemplaire de Renouard contenant neuf dessins, sur onze, de Lafitte pour les Œuvres de Destouches.
Anciennes ou modernes, les très nombreuses reliures ornant la seconde bibliothèque de La Bédoyère sortaient des ateliers les plus célèbres : Anguerrand, Bauzonnet, Bisiaux, Boyet, Bozerian le « jeune », Bradel, Carroll, Capé, Chaumont, Closs, Courteval, Derome, Du Seuil, Gardien, Ginain, Duru, Héring, Koehler, Lardière, Lefèvre, Lestringant, Meslan, Mouillié, Muller, Niedrée, Ottmann-Duplanil, Padeloup, Petit, Purgold, Simier, Thompson, Thouvenin, Trautz-Bauzonnet et Vogel.
Le comte avait aussi formé une collection des plus importantes sur la Révolution française, l’Empire et la Restauration : plus de cent mille pièces, dont 6.000 pamphlets, des affiches et des placards ; quatre mille volumes de procès-verbaux, mémoires, almanachs ; deux mille journaux politiques ; plus de 4.000 gravures historiques ; plus de 80 dossiers de lettres autographes.
C’est à cette époque qu'il avait retrouvé le libraire François-Noël Thibault, dit « France », père du petit Anatole qui allait jouer dans le jardin de l’hôtel du comte. Sa librairie était installée sur le quai Malaquais, puis sur le quai Voltaire : elle était une des dernières librairies « à chaises » et une maison d’édition de livres sur la Révolution et sur les utopies du xixe siècle. C’est vers 1826, quand il était dans les Gardes du corps du Roi, que La Bédoyère avait remarqué cet ancien valet de ferme qui apprenait à lire et à écrire, auquel il avait communiqué sa passion des collections historiques et littéraires.
En 1843, La Bédoyère avait acheté en bloc la collection sur la Révolution de l’avocat François-Joseph Deschiens (1769-1843), puis l’avait augmentée considérablement en achetant les collections du dramaturge René Alissan de Chazet (1774-1844), devenu bibliothécaire des châteaux de Versailles et de Trianon, et du colonel Nicolas-François Maurin (1765-1848).
Alissan de Chazet avait tenu un bon nombre de journaux des mains de Jean-Baptiste Isoard de Lisle (1741-1816), dit « Delisle de Sales », auteur d’un De la philosophie de la nature condamné en 1775, et dont la bibliothèque de 24.852 volumes occupait quinze ou seize pièces d’une maison dont il n’arrivait pas à payer les loyers : cette gêne avait été provoquée par ses nombreuses publications dont la plupart n’eurent aucun succès de librairie. Dans l’avis de l’Analyse du Catalogue de la bibliothèque de M. de Sales, membre de l’Institut de France, qu’il avait lui-même rédigée en 1810, il avoue sa situation financière embarrassée :
« Si un Prince, à l’exemple de l'Impératrice Catherine II, qui acheta la bibliothèque de Diderot, voulait ne prendre dans la mienne qu’un certain nombre de livres de choix, et me laisser, sous ses auspices, la jouissance du reste, le peu de temps que la nature me permettra encore de jouir de la vie, on sent que le traité présenterait pour lui infiniment plus d’avantages. »
La collection révolutionnaire de Delisle de Sales était composée de 2.000 volumes reliés et de près de 1.600 cartons renfermant environ 20.000 pièces. Il y avait aussi 600 cartons recelant 500 journaux dont 300 parfaitement complets ; 23 cartons étaient remplis d’écrits relatifs à Mirabeau ; 30 étaient gonflés de brochures sur, contre ou pour Marat ; plus de 120 cartons étaient consacrés à des facéties depuis longtemps introuvables. Toute la bibliothèque avait été dispersée après sa mort, et vendue misérablement pour environ 30.000 francs.
Le colonel Maurin avait mis quarante ans à former son cabinet. Il avait acquis successivement quelques-uns des papiers des conventionnels Edme-Bonaventure Courtois (1754-1816), Marie-Pierre-Adrien Francastel (1761-1831) et André Dumont (1764-1838). Tous ceux du patriote Pierre-François Palloy (1754-1835) étaient passés dans ses mains. Une sœur de Marat lui avait aussi donné des pièces venant de son frère. En 1795, il s’était trouvé en garnison au Fort Barraux, le plus ancien fort bastionné de France, dans le département de l’Isère, lorsqu’il apprit que le château Bayard, maison natale du chevalier Pierre Terrail (1476-1524), dit « le Chevalier sans peur et sans reproche », en grande partie ruiné sur la commune voisine de Pontcharra, et tout ce qu’il contenait, était à vendre ; outre quelques bibelots, il avait acheté toutes les archives, qui avaient été entassées dans une dizaine de caisses et expédiées à Paris ; mais elles n’étaient jamais arrivées à destination, et, malgré les recherches, on n’avait jamais découvert ce qu’elles étaient devenues.
La vente avec Catalogue des livres rares et précieux imprimés et manuscrits, dessins et vignettes, composant la bibliothèque de feu M. le comte H. de La Bédoyère (Paris, L. Potier, 1862, in-8, xiv-[2]-400 p., 2.846 lots) eut lieu en 19 vacations, du lundi 3 au lundi 24 février 1862, chaque jour à 19 heures, rue des Bons-Enfants, Maison Silvestre,
et fut suivie d’une deuxième partie avec Catalogue des livres vignettes et lettres autographes, composant la bibliothèque de feu M. le comte H. de La Bédoyère (Paris, L. Potier, 1862, in-8, VI-192 p., 1.658 lots + 71 lettres autographes + 8 livres en nombre), vendue en 11 vacations du lundi 24 novembre au vendredi 5 décembre 1862. La première partie rapporta 155.439 fr. 75 c., la deuxième partie 13.124 fr. 40 c. : la « Bible de Mortier », 645 fr. [n’avait été vendue que 350 fr. en 1837] ; le manuscrit Preces piae, 800 fr. [acheté 800 fr. en 1823, il avait été retiré à 665 fr. à la vente de 1837] ; l’Histoire naturelle par Buffon, 1295 fr. [avait été retiré à 4.000 fr. à la vente de 1837] ; le Dictionnaire, par Bayle, 1025 fr. [avait été acheté 1.400 fr. en 1811 par La Bédoyère, et vendu 1001 fr. en 1837] ; la perle du cabinet, le manuscrit Adonis, écrit par Jarry, 9.025 fr. [avait été acheté 2.900 fr. en 1825 par La Bédoyère, qui l’avait racheté 1.550 fr. en 1837] ; les Œuvres de Boileau, 500 fr. [avait été acheté 2.195 fr. à la vente de Mac-Carthy en 1815, et retiré à 2.000 fr. à la vente de 1837].
À ces deux catalogues de vente, on doit joindre la Table alphabétique des noms d’auteurs, traducteurs, commentateurs, dessinateurs et graveurs ; des ouvrages anonymes et des pseudonymes, précédée d’une notice par M. Jules Janin, et suivie de la liste des prix d’adjudication (Paris, L. Potier, 1862, in-8, XII-55-[1 bl.] p.).
La collection révolutionnaire de La Bédoyère fut mise en vente la même année chez le libraire France, qui en avait rédigé le catalogue : Description historique et bibliographique de la collection de feu M. le comte H. de La Bédoyère […] sur la Révolution française l’Empire et la Restauration (Paris, France, 1862, in-8, [6]-XVI-687-[1 bl.] p., 3.129 lots), avec un portrait en frontispice et un « Avis » qui précise :
« Comme il serait regrettable de voir disséminer cette collection, qui est un véritable monument historique de l’histoire de la Révolution française, elle est en conséquence offerte en totalité. »
Elle fut acquise en entier par la Bibliothèque impériale en avril 1864, pour 90.000 francs, à l’initiative de son administrateur général-directeur, Jules-Antoine Taschereau (1801-1874).