Jean-Philibert Berjeau, fils d’un garde-champêtre, est né à Ballon (Sarthe), porte d’entrée de la province du Maine, le 29 novembre 1809. Après des études à Château-Gontier (Mayenne), en Anjou, il devint clerc de notaire à Paris et se mit à écrire.
De cette époque, on a de lui Le Commanditaire, drame en un acte et en vers (Paris, Chez les marchands de nouveautés, 1838) et Seguidillas, répertoire d’un théâtre de société (Paris, J.-N. Barba, 1839).
Au retour de huit années de voyages imprécis, il devint franc-maçon et codirecteur d’une feuille anarchique et démagogique, La Vraie République, quotidien à 1 sou fondé le 26 mars 1848 par le critique d’art sarthois Théophile Toré (1807-1869), et auquel collaborèrent l’imprimeur Pierre Leroux (1797-1871), inventeur du mot « socialisme », la femme de lettres George Sand (1804-1876) et le républicain Armand Barbès (1809-1870).
Ayant pris, avec l’économiste Victor Borie (1818-1880), amant de George Sand, la défense des insurgés du 13 juin 1849, dans les Calomnies de la presse réactionnaire sur l’insurrection de juin (Paris, Gustave Sandré, 1849), « Relevé exact des mensonges, dénonciations, ou insinuations des journaux, avec le démenti authentique ou officiel au-dessous de chaque fait », il fut poursuivi et dut s’enfuir à Londres, lieu d’asile de nombreux proscrits.
Gazette des tribunaux, vendredi 31 août 1849 |
Une quinzaine de proscrits du 13 juin 1849, dont Alexandre Ledru-Rollin (1807-1874), fondèrent avec Berjeau Le Proscrit, journal de la République universelle (Bruxelles, J. Tarride, 1850), paraissant tous les mois par livraisons de 48 pages in-8 ; ce journal n’eut que deux numéros (juillet et août) et fut remplacé par La Voix du proscrit, organe de la République universelle (Paris et Londres), publiant un numéro hebdomadaire (46 numéros, 27 octobre 1850-6 septembre 1851). La Voix du proscrit fut remplacée à son tour le 29 novembre 1851 par Le Peuple, journal des proscrits de la République universelle (Troyes), hebdomadaire qui n’eut qu’un numéro (29 novembre 1851).
Pendant ce temps, l’écrivain Jean-Étienne Marconis de Nègre (1795-1868), qui avait fondé en 1838 le Rite maçonnique de Memphis, voyait son rite végéter à Paris. Il se rendit à Londres et y installa, en 1851, la « Grande Loge des Sectateurs de Menès », qui se transforma en une « Grande Loge des Philadelphes », dont Berjeau fut nommé le Grand Maître en 1853.
Berjeau écrivit également pour L’Homme, journal de la démocratie universelle, organe des proscrits à Jersey (53 numéros, 30 novembre 1853-28 décembre 1855), pour certains journaux londoniens (The Morning Chronicle, The Observer, The Athenæum) et publia des Biographies bonapartistes (Londres et Jersey, Imprimerie universelle, 1853).
Speculum humanae salvationis |
Illustrateur talentueux, Berjeau s’adonna à la reproduction et à la publication des fac-similés des plus anciens monuments de la typographie – Biblia pauperum (Londres, J.-R. Smith, 1859, 40 pl.), Canticum canticorum (Londres, Trübner & Co, 1860, 16 pl.), Speculum humanae salvationis (Londres, C.J. Stewart, 1861, 64 pl., 155 ex.) – pièces indispensables à la résolution du litige entre Mayence et Harlem sur la question de priorité dans l’invention de l’imprimerie. Il voulut créer une publication périodique qui pourrait recueillir quelques-uns des résultats de ses investigations bibliographiques, faites en particulier au British Museum, ainsi que les communications que voudraient bien lui adresser les bibliophiles.
C’est ainsi que le 1er janvier 1861 fut publié à Londres, par Trübner & Co, Paternoster Row, le premier numéro d’une nouvelle revue intitulée Le Bibliomane.
Nicholas Trübner (1817-1884), libraire et bibliophile, fils d’un orfèvre de Heidelberg, avait été employé dans plusieurs librairies en Allemagne avant d’arriver à Londres en 1843, appelé par les Éditions Longman. Après s’être associé en 1851 au libraire Thomas Delf (1811-1866), il s’associa en 1856 au libraire David Nutt (1810-1863) : ils prirent le nom de Trübner & Co et se spécialisèrent dans les publications orientales, américaines et européennes.
Imprimée par Thomas Richards, Great Queen Street, sur un épais papier gris, dans le format grand in-8, la couverture de la revue, couleur saumon, était illustrée par une gravure copiée sur celle du « fou de livres » de Stultifera navis, traduction latine de l’ouvrage du poète satirique strasbourgeois Sébastian Brant (1458-1521), Das Narren Schyff (Bâle, Johann Bergmann von Ope, 1494). Les initiales du bibliophile propriétaire de la revue étaient données au verso de la page de titre, où on pouvait lire : « Lorsque le texte ou les gravures ne seront pas de J. Ph. B., le nom des auteurs ou des artistes sera indiqué au bas des articles et des gravures. »
Des réclamations s’élevèrent rapidement au sujet du titre et du papier, et Le Bibliomane cessa de paraître avec le deuxième numéro du 1er juillet suivant.
Les deux livraisons formèrent un volume de 42 pages à numérotation continue. Au sommaire du N° I : Préface, signée Bibliophile ; W. Caxton et Shakespeare – Wynkyn de Worde et les livres de St. Albans, par Bibliolâtre ; Les marques du papier, par Papyrourgos ; Le restaurateur de livres, par Bibliopegus ; Les livres de fauconnerie, par Bibliopola. Au sommaire du N° II : De l’emploi des anciennes xylographies dans les livres imprimés aux xve et xvie siècles ; Dialogus creaturarum ; Le premier livre imprimé avec date – Psalmorum codex de 1457.
Dès le 15 août 1861, Le Bibliomane fut continué par Le Bibliophile illustré, « revue mensuelle de la Bibliographie antiquaire », paraissant le 15 de chaque mois, dans le même format in-8, dont le tirage n’excéda pas 500 exemplaires. Le bois gravé illustrant la couverture fut remplacé par une copie de celui représentant le théologien Jean Charlier (1363-1429), de Gerson, sur la page de titre de La Mendicité spirituelle (Paris, Michel Le Noir, 1501 [n.s.]). Le Bibliophile illustré devait contenir : une revue des livres rares et curieux, avec fac-similés gravés sur bois ou sur métal en relief ; de courtes notices sur les imprimeurs célèbres avec leurs marques ; des gravures et la description de reliures anciennes et modernes ; des rectifications d’erreurs de collation, de date, etc., qui se sont glissées et propagées dans les ouvrages de bibliographie ; les communications reçues, en français, en anglais et en allemand, des bibliographes, collecteurs de livres, bibliothécaires et libraires antiquaires, sur tous les sujets qu’embrasse la bibliographie. Les fac-similés justifiaient le qualificatif d’ « illustré » donné à la publication par l’auteur.
Le Bibliophile illustré fut publié successivement par Trübner & Co (Nos I-III), John Russell Smith, Soho Square (Nos IV-VI), William Jeffs, Burlington Arcade (Nos VII-XII) et Eugène Rascol, Brydges Street (Nos XIII-XXV). Les imprimeurs furent successivement Thomas Richards (Nos I-VI) et John Edward Taylor, Little Queen Street (Nos VII-XXV).
La collection complète se compose effectivement de 25 numéros. Les numéros I à XII sont grand in-8 (15 août 1861-15 juillet 1862) ; ils forment un beau volume illustré, avec titre et tables, de xiv-[2]-192 pages. Les numéros XIII à XXIV sont in-8 (1er janvier-1er décembre 1863) et forment, avec le numéro XXV (1er janvier 1865), de même format, un volume de vii-[1 bl.]-146-16 pages, avec titre, table des matières et une planche hors-texte dépliante ; la modification de format avait été demandée par la plupart des abonnés. Les pages de titre révélèrent le nom de l’auteur : Jean-Philibert Berjeau.
Tandis que Berjeau donnait une introduction remarquée à An Inquiry concerning the Invention of Printing (Londres, Joseph Lilly, 1863), important ouvrage de feu l’historien et artiste William Young Ottley (1771-1836), Le Bibliophile illustré devint « une des plus importantes publications bibliographiques de l’Europe » à laquelle collaborèrent : Paul Lacroix (1806-1884), plus connu sous le nom de Bibliophile Jacob, conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal, Gustave Brunet (1805-1896), bibliographe, Johan Willem Holtrop (1806-1870), bibliothécaire à la Bibliothèque royale des Pays-Bas, John Bellingham Inglis (1780-1870), bibliophile et premier traducteur du latin en anglais du Philobiblion de Richard de Bury, Auguste Bernard (1811-1868), correcteur à l’Imprimerie nationale et historien, et Octave Delepierre (1802-1879), consul général de Belgique à Londres et beau-père de Nicholas Trübner.
Parmi les articles contenus dans les deux volumes, les lecteurs pouvaient remarquer : Le Philobiblion de Richard de Bury ; Ars natandi de Digby, ; Essai d’un catalogue de livres rares ou curieux non décrits jusqu’à ce jour ; Le Chan-hai-king ; Les Satires d’Érasme, ouvrage non décrit jusqu’ici ; Les reliures de Grolier ; Le Livre des sauvages ; Feuilles d’épreuves autographes de « L’Iliade » de Pope ; Les Fables d’Ésope – Éditions latines du quinzième siècle ; « Philobiblon Society » de Londres ; Histoire de la Bibliothèque Mazarine ; Livres xylographiques ; De quelques éditions de l’Ars moriendi au xve siècle ; Catalogue choisi des livres rares qui se trouvent actuellement dans les collections publiques et particulières en Angleterre et sur le continent ; Le Grand compost et calendrier des bergers – Les gravures d’Antoine Vérard en Angleterre ; Types des imprimeurs du xve siècle ; Le premier livre imprimé en Amérique ; Le premier livre de conversation anglo-française, et le premier livre de civilité en français ; Supplément au Répertoire bibliographique de L. Hain.
LeBibliophile illustré, publié à Londres, s’adressait surtout à un public anglais : sa publication en français fut donc critiquée et, faute d’encouragements en France, il cessa de paraître.
Après avoir publié son Catalogue illustré des livres xylographiques (Londres, C.J. Stewart, 1865, 105 ex.), Berjeau remplaça Le Bibliophile illustré par une publication mensuelle intitulée The Book = Worm (« Le Rat de bibliothèque »), sous-titrée An illustrated literary and bibliographical review, imprimée et éditée par Eugène Rascol dès janvier 1866. La couverture était la même que celle du Bibliomane.
Dans le même temps, Berjeau commença la publication, en plusieurs parties, de Early Dutch, German, & English Printers’ Marks (Londres, E. Rascol, 1866-1869, 250 ex.).
The Book = Worm présenta dans chacun de ses numéros des reproductions très exactes des gravures sur bois de volumes des xve et xvie siècles, rendit compte des principales ventes publiques de livres qui eurent lieu à Londres ; il consacra plusieurs pages à des notices sur d’anciens typographes anglais, allemands et néerlandais dont il reproduisit fidèlement les marques, en laissant de côté les imprimeurs français, objet d’un travail publié par le libraire Louis-Catherine Silvestre (Marques typographiques. Paris, P. Jannet, 1853 ; Paris, Imprimerie Renou et Maulde, 1867), et italiens ; des questions relatives à la bibliographie, et leurs réponses, furent publiées ; des notices succinctes firent connaître des livres fort rares et parfois restés ignorés.
Autoportrait (n° III, mars 1866, p. 40-41) |
La première année (Nos I à XII, 1866) forma un volume grand in-8 de 192 pages, avec 100 fac-similés et 2 planches dépliantes, la deuxième année (Nos XIII à XXIV, 1867) un volume grand in-8 de 188 pages, et la troisième année (Nos XXV à XXXVI, 1868) un volume grand in-8 de 198 pages.
Deux nouvelles séries suivirent, éditées par Eugène Rascol et imprimées par Strangeways & Walden, Castle Street : la quatrième année (Nos I-XII, 1869) et la cinquième année (Nos I-XII, 1870) formèrent chacune un volume grand in-8 de 188 pages.
La couverture de chaque numéro était verte, au lieu d’être saumon, et conserva le bois gravé du « fou de livres ». Le N° XII de décembre 1870, qui fut le dernier, commence par une note de l’éditeur :
« With the last number of the fifth volume of the Bookworm we conclude, for the present, our bibliographical labours, with many thanks to the Subscribers who have kindly supported us in an ungrateful talk. [...] We bid then farewell to our readers, with apologies for our too many deficiencies ; although all our commissions and omissions were all done in good intentions ; “car cecy est un liure de bonne foy.” »
Berjeau ne rentra à Paris que plusieurs années après la chute du Second Empire. Son Calcoen, a Dutch narrative of the second voyage of Vasco da Gama to Calicut (Londres, Basil Montagu Pickering, 1874) fut alors réédité en français sous le titre Le Second voyage de Vasco da Gama à Calicut (Paris, Charavay frères, 1881, 272 ex.). Le 7 novembre 1891, une maladie, qui n’avait duré que deux jours, emporta le doyen des journalistes républicains français à l’âge de 82 ans, en son domicile du 44 rue Mazarine (VIe), entrée du passage du Pont-Neuf [démoli en 1912], dont une description ouvre le roman d’Émile Zola, Thérèse Raquin (1867) :
« Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse. »
Aux funérailles de Berjeau, le député de la Drôme Noël Madier de Montjau (1814-1892) et le journaliste et poète Charles-Alfred Canivet (1839-1911) prononcèrent des discours particulièrement émouvants. Seule, la revue The Bookworm, an illustrated treasury of old time literature, qui avait commencé de paraître à Londres en 1888, publia alors une notice nécrologique (London, Elliot Stock, 1892, n° 50, janvier, p. 37) :
« We cannot let the death of Mr. J. P. Berjeau pass without a few notes. He was the doyen of the French Republican journalists, and died in Paris in November, after only two days’ illness, at the advanced age of eighty-two years. Having opposed Louis Napoleon’s candidature with all the might of his pen, he was exiled on the Prince-President’s accession to power, returning to France only after the fall of the Empire. During his long residence in England he not only continued his contributions to the French political press, but also wrote for the London journals – the Morning Chronicle, the Observer, the Athenæum, and others. It is, however, chiefly as a learned bibliophile that he will be remembered on this side of the Channel ; and it is to him that we owe the beautiful and accurate reproduction of the block-books in the British Museum, and a number of books – in the English language – on the invention and early days of printing. He was almost the first in this country to popularize bibliography by publishing a periodical devoted solely to this subject. First came the Bibliophile (in French) and The Bookworm. Our nominal predecessor lives for several years, published much valuable and interesting “bookish” matter, and a complete set is now a rarity which commands a figure considerably beyond his original price – a very unusual occurrence with periodical publications. M. Berjeau’s funeral was attended by a deputation representing the Parisian journalists, and sympathetic speeches were delivered at the graveside by MM. Madier de Montjau and Canivet. »
On a oublié depuis longtemps le publiciste français qui avait marqué de son empreinte l’Europe bibliophilique du dernier tiers du xixe siècle.