La bibliothèque de la famille Bigot, normande et originaire du Perche, fut célèbre dans toute l’Europe savante du xviiesiècle.
Petit-fils d’Étienne Bigot, orfèvre à Rouen [Seine-Maritime] et seigneur de Fontaine, près de Brézolles [Eure-et-Loir], Jean Bigot, fils du lieutenant-général du bailli de Rouen, naquit dans cette ville le 18 mars 1588.
Il épousa, à Rouen, le 20 octobre 1613, Barbe Groulart, fille de Claude Groulart, qui avait été premier président du Parlement de Rouen de 1585 à 1607, et l’un des plus doctes philologues de son temps. Elle lui donneradix-neuf enfants.
En 1621, il acheta la terre de Sommesnil [Seine-Maritime]à Henri Groulart, son beau-frère, et fit abattre l’ancien château.
Mais, de son projet gigantesque de reconstruction, il n’a été exécuté que les communs (remise, écurie, maisons de garde, de concierge et de domestiques) dans le « style Médicis » et les deux portes de l’entrée, qui semblent deux vrais arcs de triomphe.
Il finit par devenir doyen de la Cour des Aides de Normandie.
Dans son hôtel de la rue du Moulinet [détruit en 1840 lors du percement de la rue Alain Blanchard], Jean Bigot forma une bibliothèque :
« composee de plus de 6000. volumes, entre lesquels il y a plus de 500. manuscrits tres-bons & bien rares, lesquels il communique facilement à ceux qui en ont besoin pour le public, en quoy il sera à iamais louable. » [sic]
(Louis Jacob. Traicté des plus belles bibliotheques publiques et particulieres, qui ont esté, & qui sont à present dans le monde. Paris, Rolet le Duc, 1644, p. 681).
Il se procura des manuscrits dans les bibliothèques de quelques amateurs normands et, surtout, dans les bibliothèques des abbayes de La Trinité de Fécamp [Seine-Maritime], Notre-Dame du Bec-Hellouin [Eure], de Conches-en-Ouche [Eure], du Mont-Saint-Michel [Manche], de Saint-Étienne de Caen [Calvados], de Saint-Évroult [Orne], de Saint-Taurin d’Évreux [Eure], de Saint-Wandrille [Saint-Wandrille-Rançon, Seine-Maritime], du Valasse [Gruchet-le-Valasse, Seine-Maritime], et de Valmont [Seine-Maritime] ; dans les bibliothèques des prieurés de Notre-Dame de Gournay-sur-Marne [Seine-Saint-Denis] et de Bonne-Nouvelle de Rouen ; dans les bibliothèques de la cathédrale d’Évreux [Eure] et des églises de Bayeux [Calvados], de Coutances [Manche], d’Écouis [Eure], d’Évreux, de Lisieux [Calvados], de Rouen, de Sées [Orne].
Il fit graver un ex-libris portant ses armes, « D’argent, au chevron de sable, chargé au sommet d’un croissant d’argent, accompagné de trois roses de gueules », dont quatre modèles furent adaptés aux formats des livres : 150 x 90 mm. et 55 x 50 mm., avec son nom « Iohannes Bigot » ; 93 x 79 mm. et 60 x 45 mm., sans son nom.
Il fut en particulier en relation avec l’historiographe André du Chesne (1584-1640), le Père Frédéric Flouet (1584-1662) et le généalogiste Pierre d’Hozier (1592-1660).
Il mourut à Rouen, le 15 avril 1645, et fut inhumé dans le chœur de l’église Saint-Laurent [aujourd’hui Musée Le Secq des Tournelles, rue Jacques Villon].
Selon ses volontés, son cœur fut rapporté dans l’église de Sommesnil, bâtie dans les grandes avenues du château dont elle était comme la chapelle, et fut placé sous le lutrin, là où une dalle de marbre noir montrait un cœur en relief, avec cette inscription qui finit par s’ effacer : « Icy repose le cœur de Jean Bigot […] lequel trespassa […] 1645. Priez Dieu pour luy. »
Son fils Émery Bigot, dit « Louis-Émeric », conseiller au Parlement de Rouen, était né à Rouen le 23 octobre 1626.
« L’amour qu’il avoit pour les sciences, fit qu’il s’éloigna de toutes sortes d’emplois pour se consacrer tout entier à l’étude dans la bibliothèque qu’il avoit euë de son père, qu’il augmenta considérablement. Il y tenoit toutes les semaines [le jeudi] des conférences, & se rendoit utile à tous les Sçavans de l’Europe, soit par ses lumières & ses avis, soit par les services qu’il s’empressoit de leur rendre. » [sic]
(Louis Moréri. Le Grand Dictionnaire historique(Bâle, Jean Brandmuller, 1731, t. II, p. 254)
Il visita les grands dépôts littéraires de la France, de la Hollande (1657), de l’Allemagne (1657-1658), de l’Italie (1659), et de l’Angleterre. Il y étudia particulièrement les manuscrits grecs.
Il découvrit, dans la Bibliothèque du Grand Duc, à Florence, le texte grec de la vie de saint Chrysostome (347-407) attribué à l’évêque Pallade, et le publia avec cinq autres pièces grecques anciennes, qui n’avaient point encore vu le jour, le tout accompagné de la version latine d’Ambroise le Camaldule (1386-1439) : De vita S. Johannis Chrysostomi dialogus (Paris, Veuve Edme Martin, 1680, in-4).
Il fixa aussi son attention sur les manuscrits des abbayes normandes, à Évreux, à La Vieille-Lyre [Eure] et au Bec, en 1665.
Il posséda quatre modèles d’un ex-libris portant ses armes, « D’argent, au chevron de sable, accompagné de trois roses de gueules », avec son nom « L. E. Bigot » : 74 x 70 mm., 80 x 74 mm., 53 x 50 mm., 49 x 42 mm. Ils sont signés d’un monogramme formé d’un B et d’un D enlacés.
Émery Bigot avait aussi un fer à dorer.
Il comptait parmi ses amis Gilles Ménage (1613-1692), chez qui il logeait à chaque fois qu’il allait à Paris, Nicolas Heinsius (1620-1681), Antoine Vyon d’Hérouval (1606-1689), Jacques Basnage (1653-1723), Jean-Baptiste Cotelier (1629-1686), Jean Chapelain (1595-1674), Charles de Sainte-Maure (1610-1690), Richard Simon (1638-1712), Étienne Baluze (1630-1718), Jean Mabillon (1632-1707), Charles du Cange (1610-1688).
« Emericus Bigotiusétoit de l’Assemblée que M. Dupuy, Garde de la Bibliotheque du Roy tenoit tous les jours chez lui avec Messieurs Grotius, Boüilleau, Blondel, de Launoy, Guiet, Ménage, Thoinart & plusieurs autres. » [sic]
(Vigneul-Marville. Mélanges d’histoire et de littérature. Paris, Claude Prudhomme, 1713, t. III, p. 257-258)
En 1682, après la mort de son frère Nicolas, il voulut empêcher la dispersion de sa bibliothèque : par testament, il ordonna que le prix de ses meubles fût employé à l’acquisition d’un fonds, dont le revenu joint à une partie de ses acquêts, servirait à acheter chaque année de nouveaux livres.
Il mourut d’apoplexie à Rouen, le 19 décembre 1689, célibataire, et fut inhumé le lendemain dans le chœur de l’église Saint-Laurent, « à main gauche au pied du balustre du Sanctuaire devant la Chapelle de M. le Président Bigot. » (De Moléon. Voyages liturgiques de France. Paris, Florentin Delaulne, 1718, p. 417).
« On trouve dans la Bibliotéque de M. Bigot, tous les anciens Auteurs Grecs & Latins trés-bien conditionnez, quantité de petits Livres rares sur des matiéres singuliéres, & des piéces fugitives qu’on auroit peine à rencontrer ailleurs. Au reste cette Bibliotéque n’est pas complette. Il y manque bien des suites ; & c’est sans doute ce qui a empêché M. Bigot d’en faire le Catalogue, comme on l’en avoit prié.
Ses amis depuis sa mort, qui fut subite, avoient promis de donner au Public ses Lettres, & celles des Savans avec qui il avoit commerce ; mais on a reconnu quelles n’en valoient pas la peine. On ne sait point ce qu’est devenu le Catalogue qu’il avoit dressé de tous les Auteurs Grecs. Ce qu’il a laissé de bon, & qui mériteroit d’être recuëilli, ce sont les Notes savantes qu’il a écrites de sa main sur des papiers volans, & dans les marges du Tresor Grec d’Henry Estienne, de Plutarque & de quelques autres. » [sic]
(Vigneul-Marville. Mélanges d’histoire et de littérature. Paris, Claude Prudhomme, 1713, t. I, p. 206)
La bibliothèque, estimée à plus de 40.000 livres, fut confiée à son cousin issu de germain, Robert Bigot (1633-1692), seigneur de Montville [Seine-Maritime], conseiller au Parlement de Paris.
Celui-ci fit graver, pour cette bibliothèque, un ex-libris [80 x 67 mm.], à ses armes et portant son nom « Ro. Bigot ».
Quelques années après sa mort, la bibliothèque fut achetée par trois libraires de Paris, installés rue Saint-Jacques [Ve] : Jean Boudot (1651-1754), Charles Osmont (1668-1729) et Gabriel Martin (1679-1761).
Sur leurs instructions, Prosper Marchand (1678-1756) en rédigea le catalogue. Ce fut son premier catalogue de vente. Il en reconnaît lui-même la paternité en 1709, dans son Catalogus librorum bibliothecae domini Joachimi Faultrier, mais y renie le système bibliographique qu’il avait employé, perdant ainsi toute possibilité de partage de paternité du système bibliographique dit « des libraires de Paris », auquel Martin demeurera toujours fidèle.
La vente de la bibliothèque de Jean [II], Nicolas et Louis-Émeric Bigot eut lieu à partir du 1er juillet 1706, au Collège de Maître Gervais, rue du Foin, à l’angle de la rue de Boutebrie [Ve] :
Bibliotheca Bigotiana. Seu catalogus librorum, quos (dum viverent) summâ curâ & industriâ, ingentique sumptu congessêre Viri Clarissimi DD. uterque Joannes, Nicolaus, & Lud. Emericus Bigotii, Domini de Sommesnil & de Cleuville, alter Prætor, alii Senatores Rothomagenses (Paris, Jean Boudot, Charles Osmont et Gabriel Martin, 1706, in-12, [1]-[1 bl.]-[4]-[2]-72-[1]-[1 bl.]-150 [chiffrées 73-220]-[1]-[1 bl.]-248-61-[1]-31-[1]-31-[1 bl.] p., 2.954 [i.e. 2.972] + 4.345 [i.e. 4.363] + 8.147 [i.e. 8.025] + 597 [i.e. 609] + 450 [i.e. 478] lots).
Catalogue de 16.447 lots, avec nombreuses erreurs de pagination et de numérotation [manquent nos 6.375 à 6.513, 3e partie, p. 248], 92 nos doublés [*] et 1 n° triplé [n° 905 **].
Divisé en 5 parties, par formats [I (in-fol.), II (in-4), III (in-8, in-12, etc.), IV (Appendix, seu Libri in digerendo Catalogo prætermissi), V (Catalogus codicum manuscriptorum)], et, au sein de chaque format, en cinq classes : théologie, droit, philosophie, belles-lettres et histoire.
Gabriel Martin, auteur de la « Préface », s’attarde sur l’ordre observé pour la vente : les livres seront vendus par tranches, mais « à rebours » des numéros du catalogue, à la fois pour chaque classe et pour chaque format. Il donne comme exemple les lots mis en vente le premier jour :
« Historici [Livres d’histoire] in8. à Num. 8147. ad 8100. exclusivò.
[du Num. 8147 au 8100 non inclus]
in 4. à Num. 4345. ad 4321.
in fol.à Num. 2954. ad 2950. »
Il en va de même pour les portions des autres classes mises en vente jour après jour, jusqu’à l’épuisement des numéros. Le libraire faisait afficher chaque jour les numéros des lots mis en vente, pour éviter aux acheteurs de manquer un exemplaire. Cet ordre de vente comporte quelques exceptions : les manuscrits, les exemplaires annotés et les éditions bibliophiles, qui seront vendus à part.
Les libraires insérèrent dans ce catalogue beaucoup de livres de la famille De Mesmes, qui n’avaient jamais appartenu aux Bigot : des manuscrits [nos 9-35-67-97-98-102-131-131*-162-163-194-195-196-201-313-314-358*] et la collection des Alde sur vélin formée par Grolier [Partie II : n°4.015 et Partie III : nos 5.136-5.314-5.335-5.389-5.395-5.398-5.399-5.956]. Cette dernière a été déreliée, de même que les armes furent enlevées des plats des reliures, pour effacer la trace de leur provenance :
« Cette Précaution fut néanmoins fort inutile ; car, l’Empreinte de ces Armes paroissoit encore assez sur le Carton de quelques-uns de ces Livres, pour découvrir ce vain Mistere : & tout Paris se mocqua de cette mauvaise Finesse. Un des principaux Ornemens de cette belle Bibliotheque étoit un magnifique Recueil d’Auteurs Classiques, tous d’Edition d’Alde Manuce, la plûpart imprimez sur Velin, ornez de très belles Miniatures & Lettres peintes, & enrichis de cette Reliure si révérée des Savans de France à cause de l’Inscription Joannis Grollierii & Amicorum. Malheureusement, cela tomba entre les Mains d’un Gredin de Notaire, qui n’achetoit des Livres que pour en tapisser un Cabinet, & qui, absolument incapable de connoitre le Mérite de ceux-là, les fit impitoïablement dépouiller de ces Vêtemens précieux & respectables, pour les revêtir de Reliures modernes plus brillantes à son Gré : Attentat, véritablement digne de l’Indignation des Honnêtes-Gens, & qui méritoit incomparablement mieux la Berne ou les Etrivieres, que celui de ce Vieillard du Boccalin qui s’amusoit à lire des Chansons & des Madrigaux avec des Lunettes. »
([Prosper Marchand]. Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie. La Haye, Veuve Le Vier et Pierre Paupie, 1740, p. 96)
Malheureusement, dans le catalogue Bigot, les volumes en maroquin dignes de remarque ne sont indiqués que par les lettres « mq ».
Les manuscrits et un grand nombre de livres imprimés furent acquis par l’abbé de Louvois, pour la Bibliothèque du Roi.
6.750 $ (Jeremy Norman & Co) |