Jean-Pierre-Gilbert Imbert Chastre, né vers 1680, était le fils aîné de Pierre Imbert Chastre (1654-1739), apothicaire, premier valet de chambre du duc Philippe d’Orléans (1674-1723), et d’Henriette Prieur († 1735), première femme de chambre de Marie-Françoise de Bourbon (1677-1749), duchesse d’Orléans.
En 1723, il occupa les fonctions de maire de Tours, qu’il conserva jusqu’en 1727, quand il fut pourvu de la charge de commissaire des guerres, en remplacement de Charles-Pierre Galland, décédé. Ce fut à partir de 1723 qu’il abandonna le nom usuel de ses parents, « Imbert », pour ajouter une particule à son patronyme et l’enrichir d’un nom de terre :
c’est lui – « J. D. C. E. S. D. C. » [Jean De Chastre Ecuyer Seigneur De Cangé] – le dédicataire de Les Œuvres de Jean Marot (Paris, Antoine Urbain Coustelier, 1723).
Jean-Pierre-Gilbert de Chastre, seigneur de Cangé (commune de Saint-Avertin, Indre-et-Loire), avait également été premier valet de chambre du duc d’Orléans, succédant sans doute à son père dans cette charge, et le 28 novembre 1735, il fut nommé premier valet de chambre du Roi, en place du sieur Binet, démissionnaire.
Il mourut le 11 ou le 12 novembre 1746, et sa veuve vendit presque aussitôt après le château de Cangé. Après avoir été ravagé par un incendie en 1978, le château fut restauré et accueillit en 2012 la Médiathèque de la ville de Saint-Avertin.
Cangé avait réuni une assez riche bibliothèque, dont nous possédons le catalogue imprimé, rédigé par
Claude Gros de Boze : Catalogue des livres du cabinet de M *** (Paris, Jacques Guérin, 1733, in-12, [1]-[1 bl.]-[2]-xij-450 p., 300 ex.), avec un « Ordre des divisions » de 12 pages et où les livres n’étant pas numérotés, les renvois se font aux pages. L’ « Avertissement » est sans ambiguïté :
« Il est bien plus aisé de faire une Bibliothéque, même nombreuse, que de former un bon Cabinet de Livres, en quelque genre que ce soit.
Il suffit aujourd’hui, pour remplir le premier objet, d’acheter une quantité considérable de Volumes différens, […]. Au contraire, le seul dessein de former un bon Cabinet, soit d’histoire, soit de littérature, ancienne ou moderne, suppose déjà des connoissances ; il demande des recherches continuelles, & on ne sçauroit l’exécuter qu’avec des soins infinis& un bonheur presqu’égal. […]
Tel est le Cabinet dont on donne ici le Catalogue. Formé par le travail assidu d’un grand nombre d’années ; on n’a rien épargné, & on a été assez heureux pour y rassembler, presque tout ce que notre Histoire & notre Poësie, notre Littérature et nos aménitez françoises, ont de plus singuliers. Son acquisition en entier devroit faire un extrême plaisir à quiconque pourroit former le projet d’un semblable Recueil, & ce seroit une grande consolation pour celui qui y étoit parvenu, que de le voir passer sans démembrement en des mains capables d’en faire usage. […] »
Le cabinet de Cangé fut acquis le 30 juillet 1733 par la Bibliothèque du Roi. Le 21 novembre 1733, l’abbé Claude Sallier (1685-1761), garde des imprimés de la Bibliothèque du Roi, écrivit au comte de Maurepas (1701-1781), secrétaire d’État à la Maison du Roi, à la Marine et aux Colonies, pour lui rendre compte des dispositions qu’il avait prises à l’égard des livres de Cangé :
« Après avoir manié plusieurs fois pendant ces deux derniers mois le cabinet que le roy a acquis de M. de Cangé, j’ay l’honneur de vous rendre compte des arrangements que j’ay pris, que je soumets à votre jugement et sur lesquels j’attends vos ordres. J’ay fait le recollement du cabinet […]. Après ce recollement j’ay séparé les manuscripts d’avec les imprimés. Le catalogue ne marquoit que 120 manuscripts et j’en ay tiré 158 auxquels il faut joindre les 12 plus considérables dont, après la conclusion du marché, M. de Cangé s’est dessaisi en faveur de la Bibliothèque du roy, ce qui fait 170 volumes. J’ay mis ensuite à part les livres in-f° au nombre de 597 et les in-4° au nombre de 1.171. L’examen fait, j’ay gardé 126 in-f° et 571 in-4° qui manquent à la Bibliothèque du roy. J’ay changé 80 volumes de la Bibliothèque savoir 28 in-f° et 52 in-4° contre les exemplaires des mêmes ouvrages trouvés dans le cabinet de M. de Cangé et qui valoient plus que ceux du roy en raison de la relieure ou des additions de pièces qui y étoient jointes. J’ay tiré ensuite 234 volumes qui sont effectivement doubles et de moindre valeur que les semblables qui se trouvent à la Bibliothèque ; par conséquent sur plus de 6.500 volumes qui composent le cabinet de M. de Cangé, on peut dès aujourd’huy vendre ces 1.300 volumes pour avancer le payement de M. de Cangé. »
La collection était donc composée de 170 manuscrits et d’environ 6.500 volumes imprimés. 5.200 d’entre eux environ sont entrés à la Bibliothèque du Roi, le reste ayant été vendu comme doubles afin d’aider à régler ce qui était dû à Cangé. L’achat s’est effectué en trois règlements : 14.800 livres à l’acquisition, 11.000 livres à la vente des doubles à un libraire et 14.200 livres pour solde du compte : au total 40.000 livres, somme modique en période de flambée des prix dans les ventes publiques de livres, depuis 1720-1725.
Le titre du catalogue fut réimprimé après que la bibliothèque eut été vendue – Catalogue des livres du cabinet de M. de Cangé acheté par le roy au mois de Juillet 1733– et on y ajouta une « Notice de quelques manuscrits d’élite qui n’étaient pas compris dans le catalogue », un seul feuillet contenant les 12 manuscrits qui n’étaient pas compris dans le catalogue.
Contrairement à ce que le classement, dit « des libraires de Paris », pourrait faire croire, le cabinet de Cangé n’est pas une bibliothèque encyclopédique : théologie (24 p.), jurisprudence (5 p.), belles-lettres (112 p.), sciences et arts (24 p.) et histoire (272 p.). 88 % des livres appartiennent donc aux classes de l’histoire (62 %) et des belles-lettres (26 %).
La classe de l’histoire est dominée par les ouvrages d’histoire ecclésiastique et civile des provinces de France (p. 334-407) et d’histoire des règnes des rois de France (p. 215-264) ; on y trouve aussi sept titres concernant la papesse Jeanne (p. 178-179) :
-Erreur populaire de la Papesse Jeanne. 1588, in-12.
-L’Antipapesse, ou Erreur populaire de la Papesse Jeanne, par Florimond de Raemond. Cambray, 1613, in-8.
-Johanna Papissa toti orbi manifestata, adversus scripta Rob. Bellarmini, Caes. Baronii, Florimundi Raemundi.Oppenheim, 1619, in-8.
-La Papesse Jeanne, ou Dialogue entre un Protestant & un Papiste, prouvant qu’une femme nommée Jeanne a été Pape de Rome, par Alexandre Cooke, & trad. en François, par J. de la Montagne. Sedan, 1633, in-8.
-Familier éclaircissement de la question, si une femme a été assise au Siege papal de Rome, entre Leon IV & Benoist III par David Blondel. Amsterd., 1649, in-12.
-Traité contre l’éclaircissement donné par M. Blondel sur la Papesse Jeanne ; par le Sr. Congnard. Saumur, 1655, in-8.
-Histoire de la Papesse Jeanne, tirée de la Dissertation Latine de M. de Spanheim, par l’Enfant. La Haye, 1720, 2 vol. in-12.
La classe des belles-lettres est dominée par les livres des poètes français (p. 47-88)
Symphorien Champier. Les Gestes ensemble la Vie du preulx chevalier Bayard. Lyon, impr. Gilbert de Villiers, 1525. |
et les romans (90-115) ;
on y trouve aussi un grand nombre de traités concernant l’amour et les femmes (p. 128-134).
Cangé avait joué un rôle essentiel dans l’édition de Les Amours pastorales de Daphnis et de Chloé, dite « édition du Régent », traduction du grec de Longus, par Jacques Amyot (Paris, Quillau, 1718, pet. in-8, [2]-12-164 p.), frontispice d’après un dessin de Antoine Coypel (1661-1722) et 28 figures gravées par Benoît Audran (1661-1721), d’après les dessins du Régent.
La 29e gravure, intitulée « Conclusion du roman », et connu aussi sous le nom des « Petits Pieds », n’ayant été donnée qu’après coup, ne se trouve pas dans les anciens exemplaires. Des 250 exemplaires de cette édition réservée à une distribution dans l’entourage du duc, 52 restèrent entre les mains de Cangé, qui garda en outre dans son cabinet un exemplaire en maroquin rouge du Levant, riche dentelle, tabis, tranches dorées [Bozerian] enrichi :
- Un portrait d’Amyot, par Le Mire, avant la lettre.
- Le dessin original, à la plume, de la gravure dite « Les Petits Pieds », par le Régent.
- Un autre dessin du même sujet, avec quelques différences, exécuté également à la plume par Massé.
- L’eau-forte de la gravure faite par le comte de Caylus en 1728, avec une contre-épreuve. Cangé a écrit derrière l’eau-forte : « S. A. R. ne voulut pas permettre que l’on gravât l’estampe suivante. »
- Une autre gravure du même sujet, qui n’a jamais été publiée.
- Un feuillet in-4 autographe du Régent, contenant le premier projet des gravures qu’il voulait ajouter à son édition, et qu’il n’a pas exécutées toutes. On lit derrière le feuillet ces mots de la main de Cangé : « Projet écrit de la main de S. A. R. l’an 1712. »
Cangé a mis sa signature et quelques notes bibliographiques sur cet exemplaire, dont les marges sont chargées de notes critiques du savant Antoine Lancelot qui en a fait usage dans l’édition de 1731.
Cet exemplaire a été payé 301 fr. par Étienne-Alexandre-Jacques Anisson-Duperron à la vente de Cangé de Billy, en 1784 [catalogue remarquable par les 52 exemplaires du Daphnis et Chloé de 1718, en feuilles, qui furent vendus]. Il a été porté à 32.500 livres [en assignats], à la vente Anisson-Duperron, en 1795 ; ensuite 305 fr. à la vente d’Ourches (n° 985), en 1811 ; 262 fr. à la vente Pixerécourt (n° 1.171), le 29 janvier 1739 ; £ 42 [1.155 fr.] à la vente du baron Taylor (n° 1.972), à Londres, en 1853 ; 655 fr. à la vente Le Hon (n° 126), en 1854 ; et en dernier lieu, le duc d’Aumale s’en est rendu acquéreur chez Morgand et Fatout, en 1877.
La plupart des livres de Cangé avaient été acquis entre 1717 et 1729, en particulier aux ventes de Nicolas-Joseph Foucault en 1719, de René-François marquis de La Vieuville en 1720, du château d’Anet en 1724, de Cisternay du Fay en 1725 et de Michel Brochard en 1729.
Cangé avait encore réuni une collection de 89 volumes in-folio de documents, imprimés ou copies manuscrites, sur l’administration militaire, qu’il garda jusqu’à sa mort. Ils contiennent une quinzaine de lettres à lui adressées, ou de mémoires émanés de lui : on y trouve la trace des diverses fonctions qu’il occupa, comme secrétaire des commandements du duc d’Orléans, comme négociateur à Rastadt de son mariage avec la princesse de Bade, comme valet de garde-robe du Roi. Cangé y inséra, sans doute à cause de son gendre Claude Gros de Boze, un nombre assez considérable de planches concernant l’histoire métallique du règne de Louis XIV.
A.-P.-F. Chastre de Cangé de Billy (par J.-Baptiste Perronneau, 1773) |
Son fils, Armand-Pierre-François Chastre de Cangé, sieur de Billy († 1784), premier valet de la garde-robe du Roi, les offrit à Louis XV, qui en ordonna le dépôt dans sa Bibliothèque en février 1751.